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Deux lignes pour une frontière : le Rhin entre l’Alsace et le Pays de Bade depuis le XVIIIe siècle

Caractéristiques

Auteur et institut Jean-Luc Arnaud, TELEMME
Périodes Époque moderne - Époque contemporaine
Thèmes Paysages - Territoires
CartographeJean-Luc Arnaud, TELEMME
EchelleLocale
ProjectionInconnue
Date de création2021
Date de dernière modification2021
SourceCarte originale
Mots-clés frontière, limite, ban, Gemeinde, France, Bade, Rhin
Comment citer cette sourceJean-Luc Arnaud, « Deux lignes pour une frontière : le Rhin entre l’Alsace et le Pays de Bade depuis le XVIIIe siècle », in Atlas historique d'Alsace, www.atlas.historique.alsace.uha.fr, Université de Haute Alsace, 2021

Notice de la carte

Jusqu’à sa canalisation à partir de 1840, le cours du Rhin, entre Bâle et son confluent avec la Lauter, se recompose à la faveur de chaque crue. Mais, depuis des temps immémoriaux, ces divagations ne modifient pas la répartition de la propriété foncière entre les communautés villageoises situées de part et d’autre du fleuve. A partir du milieu du XVIIe siècle, la mise en œuvre du traité de Münster donne lieu au partage de la vallée entre le royaume de France et le Saint-Empire romain germanique. La limite de souveraineté entre l’est et l’ouest est alors déterminée de manière à donner un égal accès au fleuve aux deux États, suivant son cours principal. A ce titre, elle est soumise à des variations annuelles d’autant plus importantes que la crue est forte. Ainsi, les deux limites – celle des propriétés villageoises et la frontière, se croisent et se recroisent de telle manière que la souveraineté sur les propriétés limitrophes peut changer entre deux crues. Comme le témoigne la carte de la situation en 1840 (fig. 1), l’étendue des terres en question n’est pas négligeable.

Extrait de Plan et arpentage du Ban de la communauté de Plobsheim par Nöttinger, arpenteur-géomètre à Molsheim, en 1760. Manuscrit conservé par les Archives d’Alsace (Strasbourg),  C 566 (309)

Suivant ce document administratif, le territoire du ban de Plobsheim dépasse le cours du Rhin vers l’est (le nord est en bas). Les deux terres, marquées par les renvois 13 et 14, sont effectivement comptabilisées à l’actif de la communauté dans un tableau placé en marge du plan. A l’inverse, immédiatement au sud (en haut sur le plan), le retrait de la limite du ban par rapport à la rive du fleuve montre qu’à cet endroit, c’est le ban badois situé en vis-à-vis [Altenheim] qui déborde sur la rive gauche.

Un premier bornage général de la ligne séparative des propriétés est effectué pendant la seconde moitié du XVIIIe siècle. Côté français, l’opération est confiée à François Bernardin Noblat, alors commissaire pour le règlement des limites sur les frontières d’Alsace, elle dure plus de vingt ans. Cette opération est à peine achevée lorsque le traité de Lunéville (1801) met un terme au dédoublement de la limite en alignant la propriété foncière sur le thalweg du fleuve. Les États, auxquels ont échu les terres récupérées par cette nouvelle répartition, les cèdent alors à des particuliers. Le Rhin ne cesse pas pour autant de divaguer ; à l’issue de chaque crue, les nouveaux atterrissements et les terres disparues sous les eaux donnent lieu à d’incessantes réclamations. Une quinzaine d’années plus tard, en prescrivant un retour à la situation antérieure, le traité de Paris (20 novembre 1815, art. 2) est à l’origine de la mise en œuvre d’une nouvelle délimitation. Elle est engagée à peu près au même moment que deux opérations fortement structurantes de l’organisation territoriale de la vallée : l’établissement du cadastre du côté français, opération qui intervient sur les périmètres des bans communaux de manière à constituer des territoires municipaux continus, et les premiers travaux bilatéraux d’endiguement et de régularisation du fleuve.

La nouvelle délimitation, établie sous la direction de deux ingénieurs-géographes militaires français – Armand-Charles Guilleminot et François Epailly ‑, avec la collaboration du baron Christian Friedrich Gustav von Berckheim, agent du grand-duc de Bade, présente des particularités qui en font une opération remarquable. Elle est construite sur le terrain à partir de points de repère choisis de manière à ce qu’il soit possible de la restituer quelles que soient les divagations du fleuve (fig. 2). La carte, portant sur la région entre Strasbourg et Lauterbourg, montre ainsi la discordance entre la limite administrative des propriétés et la frontière entre États qui s’appuie sur le talweg. Entre la limite des propriétés et celle de souveraineté, la plus grande part des communautés villageoises dispose de terres situées outre-Rhin. Par ailleurs, cette opération constitue sans doute le premier exemple de report sur un territoire aussi étendu (plus de 200 km de long) d’une ligne entièrement conçue, mesurée et tracée sur une carte. Les travaux relatifs à cette délimitation sont considérables, ils donnent lieu à la pose de plus de 280 bornes (fig. 3), à l’ouverture et/ou au défrichement de 180 km de lignes de visée dans les bois et les forêts et à la plantation de plus de 20 000 saules ou peupliers. In fine, elle est conservée à travers une cartographie détaillée et reconnue par un traité signé le 5 avril 1840 entre la France et le grand-duché de Bade.

Fig_2.jpg

Extrait de la feuille n° 96 – Sasbach -, au 1 :20 000, révision de 1889. Document IGN.

Dans cette carte allemande dressée en 1889, la limite entre le gand-duché de Bade et l’Alsace (alors administrée directement par le gouvernement) suit le bornage de la limite des propriétés telle qu’il a été déterminé par Epailly – surlignée en rouge sur le document. Une borne numérotée marque chaque changement de direction de la ligne.

Fig_3 - Copie.JPG

Borne n°55. Photo J.-L. Arnaud, août 2020.

Dans la forêt de Mackenheim, la borne numéro 55, posée en 1820, est encore en place. D’un côté elle porte les armes de Bade, de l’autre, le F qui désignait la France a été martelé, sans doute à l’issue de l’annexion de l’Alsace en 1871.

A partir de 1871 l’intégration de l’Alsace à l’Empire allemand ne modifie pas ses limites avec les États de la rive droite du Rhin. Cependant, l’avancement de ses travaux de régularisation donne lieu à des échanges de terrains entre les communautés des deux rives qui réduisent de manière sensible le nombre des propriétés situées au-delà du fleuve. Avec la réintégration de l’Alsace dans le giron français à l’issue de la Première Guerre mondiale, les modifications apportées à l’organisation territoriale de la région sont multiples. Tout d’abord, le traité de Versailles (28 juin 1919, art. 56) prévoit, au titre des dommages de guerre, la confiscation par la France des biens immobiliers allemands situés en Alsace. Considérant que les biens fonciers des communautés villageoises allemandes – alors désignées Gemeinde – ne sont pas publics mais des propriétés privées collectives, les juristes allemands réfutent l’applicabilité du traité aux terres considérées, mais le rapport de force n’est pas en leur faveur, ils n’obtiennent pas gain de cause. Pour leur part, plusieurs communes françaises disposent encore de propriétés publiques sur la rive droite du Rhin. Au début des années 1920, les agents chargés de délimiter la frontière découvrent, non sans surprise, une situation qu’ils estiment incompatible avec la législation internationale. Les préfets sont alors chargés de faire pression sur les quelques communes françaises qui possèdent encore des terres outre-Rhin (on en compte alors cinq) en leur conseillant de les vendre. Deux d’entre elles acceptent de céder à l’Allemagne les quelques hectares en question. Par contre, Mothern, Munchhouse et Rhinau, dont les biens situés sur la rive droite du Rhin s’étendent sur plusieurs centaines d’hectares, considèrent que ces terres sont nécessaire à l’équilibre de leur économie (principalement rurale) et refusent de s’en séparer. Pour mettre cette situation inédite en conformité avec le droit international, les juristes français modifient le statut des biens des trois communes concernées. Ils deviennent des propriétés privées collectives et, pour conserver les droits d’usages attachés à ces terres, une convention prévoit d’autoriser les ayant-droit à faire traverser la frontière en franchise au bétail, aux produits, outils et animaux nécessaires à l’exploitation des terres, aux fruits des récoles et des activités de chasse, de pêche, de glanage… (traité du 14 août 1925, art. 26 à 32 et 50).

Actuellement, deux communes françaises - Mothern et Rhinau - disposent encore de propriétés foncières sur la rive droite du Rhin. Celles de Rhinau, qui continuent de ne dépendre d’aucune commune allemande, constituent depuis 1979 la plus grande part de la réserve naturelle du Taubergiessen. Ces terres sont par ailleurs louées à des exploitants agricoles (une quinzaine en 1999) dont la majorité est domiciliée à Rhinau. Pour en assurer la desserte, un bac permet de franchir le fleuve gratuitement tous les quarts d’heure.

Sources :

  • Archives de l’IGN, fonds Frontières, cartons n° 7, 8, 9 et 10.

  • Archives d'Alsace (Strasbourg), cartons n° P201, P715, 15M312 à 15M319.

Bibliographie :

  • Daniel Nordman, Frontières de France : de l’espace au territoire (XVIe-XIXe siècle), Paris, Gallimard, 1998

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